Né en 1923, Roland Pressat vient de nous quitter à près de 97 ans. Il avait d’abord entamé une carrière à l’Éducation nationale comme professeur de mathématiques mais à 30 ans il s’est réorienté vers la recherche démographique en entrant à l’INED. « Muni d’une modeste licence de mathématiques, il avait écrit à Alfred Sauvy pour lui demander comment on pouvait devenir démographe » ainsi que le relate Gérard Calot dans sa préface aux mélanges publiés par Population en son honneur au moment de son départ à la retraite. À l’époque, la démographie ne s’enseignait guère et c’est sur le tas qu’on l’apprenait. Mais Alfred Sauvy reçut Roland Pressat qui sut le convaincre et, faisant sans doute déjà le pari que cette nouvelle recrue pourrait remédier un jour à cette situation, décida de lui offrir un poste à l’INED. Pari gagné au-delà de toute espérance !

 

Après de premiers travaux de recherche sous la houlette de Louis Henry, essentiellement consacrés à la situation démographique de la France, où il « apprend » très vite la démographie, Roland Pressat est chargé par l’INED de rédiger un manuel. Il s’attèle avec passion à cette tâche, rode ses premiers jets en donnant ses premiers cours à l’Institut de démographie de Paris (IDUP), nouvellement créé et, dès 1961, paraît la première édition de l’Analyse démographique. Méthodes, résultats, applications. Immense succès en Europe, bientôt traduit en Russe et en Polonais (en 1966) et en Espagnol (en 1967) mais ce n’est qu’un début. En 1969, en effet, parait une seconde édition, entièrement refondue, qui, comme l’écrit Massimo Livi Bacci en introduction aux mélanges déjà cités, « a fait plusieurs fois le tour du monde en Français et dans les nombreuses langues où elle a été traduite, formant ainsi des légions de démographes » et a elle-même été rééditée et traduite maintes fois. Si l’on ajoute Démographie sociale, Principes d’analyse, Démographie statistique, Les méthodes en démographie et Pratique de la démographie, sans oublier bien sûr le Dictionnaire de démographie, toutes les langues qui comptent en Europe et en Amérique du Nord ont été mises à contribution mais aussi le Chinois ou le Vietnamien.

 

 

Roland Pressat n’a pas révolutionné l’enseignement de la démographie, il l’a tout simplement créé. Pédagogue dans l’âme il a su convaincre des cohortes d’étudiants de tous horizons du caractère indispensable de la démographie pour comprendre nombre de phénomènes sociaux ainsi que de la nécessité absolue d’utiliser de bons outils pour en faire l’analyse. J’ai eu personnellement la chance de profiter de son grand talent d’enseignant. Il n’existait pas de bourse de Thèse à l’époque mais certains établissements post-universitaires en offraient. L’IDUP en était et affichait, de surcroit, un programme pluridisciplinaire fort alléchant mêlant histoire, géographie, génétique, etc. Je m’y suis aussitôt inscrit croyant obtenir le sésame qui me permettrait de rédiger tranquillement ma thèse. En réalité j’ai remis ce projet à plus tard car j’ai tout simplement été conquis par la démographie. À l’étudiant en sciences politiques dépourvu de formation mathématique que j’étais, Roland Pressat avait su donner l’envie d’apprendre une discipline dont bien d’autres auraient pu me dégouter à vie. Il n’est pas seulement l’auteur d’une méthode d’analyse fondée sur la définition de phénomènes (fécondité, mortalité, etc.) à l’état « pur », dégagés de toute interférence d’autres facteurs, et sur une distinction rigoureuse entre analyse « de cohorte » et analyse « du moment », les fameuses perspectives « longitudinale » et « transversale ». Il savait parler aux étudiants de ces concepts arides en cernant aux plus près des événements aussi concrets et intimes que la naissance, le mariage, la migration ou la mort. Certes il n’a pas inventé la théorie de Lotka sur la dynamique des populations ni rédigé un traité de démographie comme l’avait fait Adolphe Landry, ni cherché à établir une théorie générale de la population comme Alfred Sauvy, pas plus qu’il n’a construit des modèles de population censés représenter tous les cas de figure comme Ansley Coale et Paul Demeny. Il a tout simplement construit, avec une rigueur inégalée, les instruments de mesure des facteurs-clés du mouvement de la population et, au passage, considérablement enrichi et surtout précisément défini tous les concepts et paramètres nécessaires à la mesure et à la bonne compréhension de ces phénomènes. Isolant précisément les éléments constitutifs du mouvement, il a ouvert la voie à la construction d’indicateurs synthétiques parfaitement définis et compréhensibles et mis en valeur leurs rôles respectifs dans le mouvement d’ensemble et leur poids dans l’évolution de la structure des populations. Il est le père de ce que l’on a appelé l’école française de démographie qui a convaincu d’abord en Europe puis, finalement, outre Atlantique.

 

Les Canadiens ne se sont pas trompés qui lui ont proposé un poste de Professeur titulaire au Département de démographie de l’Université de Montréal, où il a fait florès. Après quelques années cependant, peut-être rebuté par trop de neige et de froid en hiver, il a demandé à revenir à l’INED. Problème, les chercheurs de l’INED n’avaient pas à l’époque le statut de fonctionnaire et comme tous ceux qui ont voulu aller voir ailleurs, il avait dû démissionner. Pour revenir il lui fallait être de nouveau recruté et, le statut ayant entre temps changé il lui fallait pour cela passer par la Commission d’évaluation ! Mais, pour lui, et là encore, je peux en témoigner personnellement puisque j’étais membre de la dite commission : louanges unanimes ! Ce ne fut qu’une simple formalité : il revenait chez lui et rentrait bien sûr par la grande porte, immédiatement repris par Gérard Calot comme chef du Département de la conjoncture.

 

Parallèlement à sa passion de l’enseignement, Roland Pressat a produit de nombreuses études et recherches démographiques. Outre le fait qu’en toute abnégation il a été pendant près de 20 ans l’auteur anonyme du Rapport au Parlement sur la situation démographique de la France que l’INED se doit de produire annuellement en vertu de la loi (activité qui l’a conduit à créer en 1970 une rubrique spéciale de Population sur La conjoncture démographique), Roland Pressat a aussi publié de nombreux articles dans Population. « Faisant preuve d’un éclectisme admirable » comme l’écrit Gérard Calot, il y a aussi bien traité de projections démographiques que de fécondité, de contraception et d’avortement, de nuptialité, de divortialité ou de mortalité et de vieillissement des populations, tout en abordant des horizons aussi divers que la France, bien sûr, mais aussi la Chine, l’Union soviétique ou les pays en développement. Il a constamment eu un intérêt particulier pour le corps médical, dont témoigne sa grande assiduité à publier dans Le Concours médical, sans discontinuer de 1956 à 1991.

 

Le 20 juin 1991, contraint par la loi, Roland Pressat a dû prendre sa retraite, non pas à 65 ans car il était devenu professeur d’université, mais à presque 68 ans. À l’époque il n’y avait pas encore d’éméritat à l’INED. Cela ne l’a pas empêché de continuer à venir assez régulièrement à l’institut et de prodiguer conseils et critiques, parfois féroces, à ses collègues plus jeunes. Et ce jusqu’à la fin.

 

Très peu de temps après son entrée à l’INED, en 1955, Roland Pressat avait adhéré à l’Union internationale pour l’étude scientifique de la population (UIESP), à une époque où n’entrait pas là qui voulait : il fallait être parrainé et élu par les membres ! Ce fut évidemment sans problème. Il est depuis resté fidèlement membre jusqu’à son départ à la retraite. Il a participé à tous les grands congrès de l’Union, depuis celui d’Ottawa en 1963 jusqu’à celui de New Dehli en 1989, ne manquant jamais de plaider dans ses communications pour l’enseignement de la démographie en tant que discipline scientifique à part entière. Il avait également plaidé pour que l’Union crée une Commission scientifique sur l’enseignement de la démographie, ce qui fut fait en 1969. Cette commission a été renouvelée plusieurs fois et, outre celle de 1969-1974, Roland Pressat a aussi participé aux travaux de celle de 1979-1983. Il a également été, dans les années récentes, membre du Groupe de travail sur le Dictionnaire démographique multilingue, associant Nations unies et UIESP (1995-2000). 

 

Mais Roland Pressat n’était pas seulement un démographe passionné doublé d’un pédagogue passionnant. Il était aussi un amateur et collectionneur d’œuvres d’art. Il aimait particulièrement Jacques Villon. Il a même écrit sur cet artiste le recueil d’une exposition montée autour d’une collection : « L’oeuvre gravé » publié en 1989.

 

Jacques Vallin
Diecteur de recherche émérite à l’INED
Président honoraire de l’UIESP