Démographie
Étude statistique des populations humaines (structure et mouvement), des facteurs de leurs dynamiques et des conséquences de leurs évolutions.
Le mot apparaît en 1855 (Guillard) mais c’est plus un baptême tardif qu’une naissance. Les premières pierres de la discipline ont été posées aux XVIIe et XVIIIe siècles par les travaux d’arithmétique politique de John Graunt, Edmond Halley, Johann Peter Süssmilch, Willem Kersseboom, Antoine Deparcieux, Per Wargentin et quelques autres… dont le point commun était de confronter leur problématique politique (le gouvernement des hommes) aux sciences du nombre (mathématique, statistique, calcul des probabilités). Le démographe doit en effet commencer par réduire la réalité à des éléments chiffrables, mesurables, pour décrire, analyser et comprendre les mécanismes qui commandent à la composition et à l’évolution d’une population. La compréhension de la dynamique des populations est au cœur de la discipline, même si la démographie n’a vraiment acquis sa majorité qu’avec l’étude des causes et des conséquences de leurs évolutions, dans leurs différents aspects qualitatifs et quantitatifs, tant au niveau individuel qu’à celui des sociétés.
Si les méthodes de la démographie peuvent s’appliquer à la dynamique de tout ensemble en mouvement (êtres vivants ou objets inanimés), la démographie au sens strict traite exclusivement de populations humaines, laissant notamment hors de son champ usuel la démographie animale. La population humaine la plus simple à définir est évidemment l’ensemble des hommes peuplant la terre mais la démographie peut, tout aussi bien, s’appliquer à une fraction quelconque de cet ensemble, isolée sur la base d’un ou plusieurs critères : territoire, religion, langue, nationalité, scolarisation, activité économique, maladie, sexe, groupe sanguin, etc. De tous ces critères, une place privilégiée est naturellement faite à la résidence sur un territoire revêtu d’une signification sociale : un pays, une région, une ville...
Comprendre la dynamique des populations
À tout moment, une population se caractérise par sa taille (nombre d’individus en faisant partie) et sa composition (fréquences des différentes valeurs prises par le ou les caractères étudiés). Mais loin d’être figée dans l’état où elle se trouve à un moment donné, cette population est en perpétuelle évolution, du fait des entrées (naissances, immigrations) et des sorties (décès, émigrations) qui en rythment le mouvement. Les propensions à procréer, à migrer ou à mourir dépendant étroitement de l’âge et du sexe, il faut donc commencer par calculer des taux de fécondité, de mortalité et de migration par sexe et par âge pour identifier les fonctions (au sens mathématique du terme) de fécondité, de mortalité et de migration qui régissent le mouvement de la population et vont à leur tour en conditionner la structure par âge et sexe. C’est en recombinant ces fonctions entre elles au sein de modèles de population que l’on peut pleinement rendre compte de l’interaction permanente entre structure et mouvement démographique. Si une même combinaison de fonctions de mortalité, fécondité et migration se traduit en rythmes d’accroissement démographique différents selon la structure par âge et sexe de la population, inversement, la structure d’une population est entièrement définie par l’histoire passée de son mouvement et, quelles que soient leurs structures initiales, deux populations qui seraient soumises durablement à une même combinaison de fécondité, mortalité et migration acquerraient à terme la même structure finale : c’est la loi de Lotka (1934, 1939).
Rechercher les déterminants des forces du mouvement
On comprend alors qu’une part essentielle du travail des démographes est de tenter d’expliquer ce qui motive l’évolution des comportements démographiques. À la base, fécondité, mortalité et migrations dépendent de processus qui ressortent de la même logique : partant de pré-conditions biologiques propres à l’espèce humaine, les propensions à enfanter, à migrer, à mourir, sont très largement influencées par un ensemble extrêmement complexe de déterminants, proches ou lointains, d’ordre écologique, géographique, économique, sociologique, politique, culturel, philosophique, métaphysique, etc. qui varient dans le temps et avec les sociétés. À travers eux, chaque population, à tout instant de son histoire, acquiert des aptitudes et adopte des comportements, individuels ou collectifs, qui déterminent sa dynamique. Chacune des trois grandes forces du mouvement démographique subit cependant ces influences de manière très spécifique. Elles constituent chacune un enjeu majeur de spécialisation des démographes au point que fécondité, mortalité et migrations sont devenues trois champs d’investigations quasi autonomes, avec leurs problématiques et leurs méthodes d’approche propres, parfois très loin de la préoccupation centrale de la dynamique des populations.
Retracer l’histoire pour prévoir l’avenir
En tant que science humaine, la démographie ne peut avoir recours à l’expérimentation. Son seul champ d’expérience possible est celui qu’offrent l’histoire et la diversité des situations observables. D’où l’importance de la démographie historique et des études comparatives. L’histoire tient d’autant plus de place dans la réflexion des démographes qu’il est vite apparu que l’humanité a connu une révolution démographique majeure au cours des deux siècles et demi qui nous séparent du milieu du XVIIIe siècle. Dans la seconde moitié du XXe siècle, on a même pu penser que la théorie de la transition démographique, établie pour tenter de rendre compte de ce bouleversement (Landry, 1934 ; Davis, 1945 ; Notestein, 1945), était la clé majeure, non seulement pour la compréhension des évolutions passées ou en cours, mais aussi pour la spéculation sur les perspectives à venir. De fait, si, dès la fin des années 1950, les experts des Nations unies ont pu prévoir que la Terre serait vraisemblablement peuplée de 6 milliards d’hommes en l’an 2000, c’est que la théorie de la transition démographique fournissait alors un corps d’hypothèses particulièrement juste sur l’évolution de la dynamique des populations des pays en développement, principal enjeu pour l’avenir de la population mondiale de l’époque. Il est clair aujourd’hui que la complexité des phénomènes en œuvre, notamment en Europe mais aussi, déjà, dans nombre de pays en développement, ne se réduit pas à ce paradigme et les démographes ont encore fort à faire avant de mettre au point la théorie qui permettrait de prévoir aussi clairement le devenir des populations d’ici la fin ou même le milieu du siècle actuel.
Apprécier les conséquences et évaluer les politiques
Enfin, de tous les faits ainsi décrits, doit-on et peut-on, collectivement, chercher à modifier le cours ? Les idées sur la question ont évolué avec le temps et les démographes ont évidemment été au cœur du débat. En réalité les comportements démographiques sont si intimement liés à la vie sociale que toute politique a, sciemment ou non, des conséquences démographiques et que tout changement démographique a des incidences sur l’évolution des sociétés et sur le cours des politiques elles-mêmes. La réflexion démographique doit donc aussi s’aventurer sur ce terrain. Cela ne signifie nullement que le démographe soit le mieux placé pour décider du bien-fondé des politiques, mais ses recherches doivent évidemment porter sur l’identification des conséquences qu’entraînent les changements démographiques dans tous les domaines de la vie économique, sociale, culturelle, politique, à tous les niveaux (individuel, familial, national, international…). Elles doivent aussi porter tant sur les performances des politiques de population visant explicitement à influencer la fécondité, la santé ou les migrations que sur celles des politiques qui tendent à adapter la société aux conséquences observées ou prévisibles des évolutions démographiques.
Arithmétique de la vie et de la mort, la démographie est donc loin de n’être que l’aride comptabilité d’individus déshumanisés par leur mise en tableaux statistiques. C’est, au contraire, de par son objet, mais aussi en raison de l’approche qu’elle en a, une science très humaine. Non seulement elle s’appuie sur l’observation des événements les plus intimes et les plus cruciaux que puisse connaître un être humain : la naissance, l’enfantement, la mort. Elle retrace aussi, à travers la vie des peuples, celle de l’humanité tout entière.
Jacques Vallin 2014
Références
DAVIS Kingsley, 1945. – « The world demographic transition », Annals of the American Academy of Political and Social Science, n° 273, p. 1-11.
GUILLARD Achille, 1855. – Éléments de statistique humaine, ou démographie comparée. – Paris, Guillaumin et Cie Libraire, 376 p.
LANDRY Adolphe, 1934. – La révolution démographique. Étude et essai sur les problèmes de la population. – Paris, Librairie du recueil Sirey, 231 p. (rééd. 1982, Paris, Institut national d’études démographiques, 231 p.).
LOTKA Alfred J., 1934. – Théorie analytique des associations biologiques. Première partie: principes. – Paris, Herman & Cie, 150 p. (Actualités scientifiques et industrielles, n° 187).
LOTKA Alfred J., 1939. – Théorie analytique des associations biologiques. Deuxième partie: analyse démographique avec application particulière à l’espèce humaine. – Paris, Herman & Cie, 139 p. (Actualités scientifiques et industrielles, n° 780).
NOTESTEIN Frank, 1945. – « Population, the long view », in : T. Paul Schultz, Food for the world, p. 36-57. – Chicago, University of Chicago Press, 367 p.
Note : Cet article a été écrit par Jacques Vallin pour le Dictionnaire de démographie et des sciences de la population, sous la direction de France Meslé, Laurent Toulemon et Jacques Véron, publié en 2011 chez Armand Colin.